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septembre 2020

LA WAR ROOM CRÉATIVE, UNE REPONSE INVENTIVE ET ACTIVATRICE

Publié par collectif Conception & Logistique PSE-Covid19 | N° 509 - VIVRE ET DÉPASSER LA CRISE - VOLET 1: TÉMOIGNAGES

Les membres du collectif Conception et Logistique PSE-Covid19

Thomas Andrade, Raphaëlle Barbier, Paul Blanchet, Justine Boudier, Stéphanie Brunet, Paul Caron, Charlotte Demonsant, Arthur Fourny, Agathe Gilain, Honorine Harlé, Clarisse Hida, Armand Hatchuel, Sophie Hooge, Caroline Jobin, Jeremy Leveque, Héloïse Monnier, Shenle Pan, Laure Anne Parpaleix, Ines Prieur de la Comble, Thomas Quandalle, Antoine Secher, Maxime Thomas, Chipten Valibhay, Benoit Weil

 

Comment trouver, en deux semaines, près de 5 000 pousse-seringues électriques (PSE), un équipement critique des services de réanimation, pour permettre d’équiper plus de mille lits Covid-19? C’est la question angoissante que se posait l’APHP, le samedi 21 mars 2020, quelques jours avant le pic épidémique de Covid-19 en Île-de-France. Itinéraire d’une recherche-intervention en situation d’épidémie.


Cette question d’équipement de pousse-seringues, l’APHP l’a soumise à notre équipe d’étudiants et de professeurs de l’École des Mines – spécialistes des méthodes de conception innovante1. Sans connaissances particulières sur la réanima­tion, nous avons choisi de plonger au cœur de la crise, pen­dant dix jours, comme s’il s’agissait d’un projet d’innovation aux dimensions inconnues et exigeant une méthodologie adaptée.

Cette expérience fut surtout, pour nous, la découverte in vivo d’un modèle singulier de gestion de crise qui, à la lumière de nos travaux sur le raisonnement créatif collectif, peut être éclairé et caractérisé: c’est ce modèle de “war room” inventive et activatrice que nous souhaitons partager ici.

DE MULTIPLES CREATIVITES DISPERSEES

Très rapidement, nous constatons que beaucoup de prati­ciens du terrain expérimentent déjà des organisations et des pratiques nouvelles de la réanimation: un professeur propose de mélanger des médicaments compatibles dans une même seringue; cet interne suggère de concevoir un nouveau sys­tème de perfusion alternatif en ajoutant un débitmètre; un chef de service nous explique comment réduire d’une semaine les durées de présence en réanimation. Voilà l’étrange para­doxe de la situation: partout émergent des solutions alterna­tives, et des initiatives ingénieuses sont proposées ou lancées localement. Pourtant l’action collective qui en résulte ne per­met pas de résoudre la crise, voire l’amplifie, en créant une dispersion apparente des efforts.

À mesure que nous construisons une première cartographie des solutions imaginables et des acteurs qui pourraient nous en parler ou les mettre en œuvre, un constat s’impose: nous découvrons clairement la nécessité d’un tiers qui ne soit ni un comité d’experts disposant déjà de solutions connues ni un planificateur central capable d’imposer des décisions et d’en contrôler l’exécution. Car ces deux acteurs existent de fait, sont déjà actifs, mais la crise limite leur action et leur compréhension de ce qui se déroule. En outre ils sont par nature limités au déploiement de solutions à l’état de l’art et ne sont pas structurés pour penser des innovations de rup­ture. La nouvelle fonction que nous avons incarnée a un double objectif:

  • repérer, coordonner, organiser et croiser les créativités iso­lées et dispersées;
  • stimuler de nouvelles explorations et de nouvelles solutions là où elles semblent manquer.

Entre le décideur central, parfois démuni, et les praticiens locaux qui inventent par nécessité, ce nouvel acteur apparaît à la fois comme un expert et un gardien d’une rationalité inventive collective – rationalité à la fois cognitive et activa-trice qui semble être un modèle de gestion de crise pertinent.

LES BESOINS INVENTIFS EN TEMPS DE CRISE: AMPLIFIER ET ACTIVER LES IMAGINAIRES DANS L’ACTION

Ce n’est que depuis deux décennies que les sciences de ges­tion ont étudié systématiquement les situations de crise et les organisations et méthodologies appropriées. Elles mettent en avant deux propriétés principales d’une bonne gestion de crise à déployer: cette gestion doit amplifier et relier les imaginaires en offrant de nouvelles possibilités et des nouvelles voies d’action pour répondre à la crise; et cette gestion doit simultanément ancrer et activer ces imaginaires en s’assurant de propositions inventives construites à partir des compé­tences et des ressources disponibles autant que des acteurs capables de les activer (voir Acquier et al., 2008). De manière tout à fait contre-intuitive, ces éléments plaident en faveur d’une “créativité organisée et contrôlée”, autrement dit d’un raisonnement qui permet de stimuler la puissance inventive et d’en contrôler les conditions de réalisation.

L’apport des recherches en théorie de la conception a été de modéliser et d’outiller un tel raisonnement avec la théorie C-K qui a connu depuis une dizaine d’années un développement scientifique important (Le Masson, Weil, Hatchuel, 2017). La théorie C-K permet de décrire simultanément la découverte de voies créatives et le contrôle des ressources qui per­mettent à ces voies d’être activables. C’est, en particulier, ce cadre théorique que nous avons mobilisé pendant notre plon­gée dans l’univers en crise des PSE.

RETOUR D’EXPÉRIENCE D’UNE EXPERTISE COLLECTIVE EN SOUTIEN DES HÔPITAUX DE PARIS

Quatre dimensions de notre démarche sont apparues rapi­dement. Elles se sont accumulées au cours de la semaine, au fur et à mesure que notre exploration prenait de l’ampleur et que certaines voies requéraient de nouvelles modalités pour articuler et soutenir les créativités dispersées.

1 – Le dévoilement de la crise

L’équipe répond à la crise... en interrogeant sans cesse la crise! Il fallait très vite mieux comprendre l’état de la crise mais aussi questionner sa formulation. Fallait-il vraiment dix PSE par lits? Combien de PSE par semaine pouvaient être produits? Combien de nouveaux lits attend l’APHP devra-t-il ouvrir, à quel rythme? Bien que toutes les réponses n’aient pas été obtenues, cette “objectivation de la crise” que nous avons menée durant toute la semaine était aussi un moyen de questionner systématiquement les hypothèses de l’objec-tif visé. Ce suivi a pris la forme de synthèses journalières que nous nous efforcions de produire.

2 – L’isonomie exploratoire

L’équipe décide... de ne pas choisir une voie d’action particu­lière! Nous nous sommes interdits de prédire quelles actions seraient les plus efficaces pour conserver le plus longtemps possible une variété d’alternatives. Dans notre cas, trois espaces d’action étaient explorés: “Récupérer des PSE”, “Éco-nomiser des PSE”, “Produire des PSE”. Il s’est très vite avéré que seule l’activation des trois voies en même temps offrirait une chance de répondre à la pénurie dans des temps courts et permettrait de croiser des synergies entre les voies d’ex-ploration.

3 – Une conception partielle, activatrice pour les autres

L’équipe conçoit de la manière la plus systématique possible mais... pour rendre les voies activables pour d’autres et non pour concevoir les solutions elles-mêmes! L’équipe cherche à mobiliser des professionnels sur chacune des voies géné­rées, et à objectiver et lever les blocages existants, en pour­suivant la conception jusqu’à permettre aux acteurs en place d’agir. À titre d’illustration, nous avons mobilisé divers acteurs pour permettre la diffusion de recommandations nationales pour économiser des PSE. Nous avons donc identifié des ini­tiatives déjà existantes de mélange de sédatifs (une solution possible) et très vite mobilisé des acteurs des sociétés savantes de réanimation pour permettre leur partage dans leurs réseaux.

4 – Le tiers médiateur des imaginaires et des expertises

L’équipe occupe une position externe par rapport aux ges­tionnaires “directs” de la crise et joue un rôle de médiateur des imaginaires et des expertises! Sur chacune des voies, il s’agit de comprendre de quelles connaissances a besoin un acteur en place pour initier ou étendre sa capacité d’action: cette recherche constante des “inconnus résiduels” provoque une mobilisation rapide, presque vertigineuse, d’un corpus très important d’expertises (+ 50 experts en logistique, réa­nimation, pharmacologie, maintenance des appareils, com­préhension des chaînes de fabrication industrielles, sociétés savantes, etc.). La piste d’un approvisionnement de PSE chinois nous a poussés à intégrer un chercheur en logistique sinophone, à contacter des ONG, des réseaux d’ingénieurs-logisticiens, des fournisseurs chinois et un expert en logistique d’urgence en moins de 24h. Il s’agit bien d’identifier et d’orienter les expertises croisées qui permettront l’action.

Situés près de chaque lit de réanimation, les pousse-seringues électriques ont pour fonction de permettre des injections thérapeutiques par intraveineuse avec des rythmes et des débits précis, fiables et programmables. Absolument vitaux pour maintenir les patients placés en coma artificiel, ils sont un élément critique pour équiper les lits de réanimation. (photo : Agilia, Fresenius-Kabi)

UNE “WAR ROOM CREATIVE” COMME NOUVEAU MODELE DE GESTION DE CRISE

En cas de crise, les réponses formulées, diverses et sponta­nées, ne sont pas entièrement satisfaisantes: leur efficacité n’est pas assurée, mais plus encore l’ampleur et la nature globale de la crise nécessitent une réponse partagée et organisée. Il s’agit non seulement de s’assurer que la réponse à la crise puisse être efficace et cohérente, mais également équi­table et juste: admettre des différences de moyens entre hôpitaux (pour une situation régionale donnée), c’est admettre des différences de traitement entre patients. Dans cet épisode, l’originalité de notre rôle se situe dans une exper­tise de gestion et une interaction particulière avec les acteurs mobilisés. Nous avons ainsi servi à l’APHP de “war room créa­tive”, éphémère, qui visait à soutenir, articuler et parfois ini­tier, en temps de crise, les capacités inventives locales.

Concrètement, cette intervention a ainsi contribué à:

  • diffuser des protocoles thérapeutiques permettant un usage très économe des équipements (gain de 50% voire parfois 80% des équipements nécessaires par lit de réani­mation) grâce à l’activation des sociétés savantes de réani­mation;
  • développer le recours à des dispositifs techniques de subs­titution (compteur de gouttes optiques par exemple) pos­sédant des caractéristiques similaires aux pompes à perfusion en indiquant les fournisseurs adéquats;
  • accéder à des nouveaux fournisseurs et à de nouveaux réseaux logistiques, en France mais aussi en Chine, permet­tant la commande ferme de plusieurs milliers d’appareils.

Si cette courte expérience valide l’intérêt d’un mode de déploiement de la rationalité inventive collective au cœur même de la crise, ces résultats montrent surtout que cette expertise gagnerait à être pensée en amont de la crise – plai­dant pour un recours à l’éducation et à la formation d’experts en rationalité inventive collective dans une perspective de préparation aux crises futures.

 

1- Centre de Gestion Scientifique de MinesParisTech, chaire théorie et méthodes de la conception innovante. I3, UMR 9217. www.cgs.mines-paristech.fr

 

RÉFÉRENCES

  • Acquier A, Gand S, Szpirglas M (2008) From Stakeholder to StakeSholder Management in Crisis Episodes: A Case Study in a Public Transportation Company. Journal of Contingencies and Crisis Management – https://bit.ly/3fIhmgi
  • Le Masson P, Weil B, Hatchuel A (2017) Design Theory - Methods and Organization for Innovation. Springer Nature – https://bit.ly/2AIGSDj

Auteur

collectif Conception & Logistique PSE-Covid19

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